Henri Michaux livre ici un autoportrait tout en écriture, où son visage apparaît dans les plis
Henri Michaux
Cela commença quand j’étais enfant. Il y avait un grand adulte encombrant.
Comment me venger de lui ? Je le mis dans un sac. Là je pouvais le battre à mon aise. Il criait, mais je ne l’écoutais pas. Il n’était pas intéressant.
Cette habitude de mon enfance, je l’ai sagement gardée. Les possibilités d’intervention qu’on acquiert en devenant adulte, outre qu’elles ne vont pas loin, je m’en méfiais.
A qui est au lit, on n’offre pas une chaise.
Cette habitude, dis-je, je l’ai justement gardée, et jusqu’aujourd’hui gardée secrète. C’était plus sûr.
Son inconvénient – car il y en a un – c’est que grâce à elle, je supporte trop facilement les gens impossibles.
Je sais que je les attends au sac. Voilà qui donne une merveilleuse patience.
Je laisse exprès durer des situations ridicules et s’attarder mes empêcheurs de vivre.
La joie que j’aurais à les mettre à la porte en réalité est retenue au moment de l’action par les délices incomparablement plus grandes de les tenir prochainement dans le sac. Dans le sac où je les roue de coups impunément et avec une fougue à lasser dix hommes robustes se relayant méthodiquement.
Sans ce petit art à moi, comment aurais-je passé ma vie décourageante, pauvre souvent, toujours dans les coudes des autres ?
Comment aurais-je pu la continuer des dizaines d’années à travers tant de déboires, sous tant de maîtres, proches ou lointains, sous deux guerres, deux longues occupations par un peuple en armes et qui croit aux quilles abattues, sous d’autres innombrables ennemis.
Mais l’habitude libératrice me sauva. De justesse il est vrai, et je résistai au désespoir qui semblait devoir ne me laisser rien. Des médiocres, des raseuses, une brute dont j’eusse pu me défaire cent fois, je me les gardais pour la séance de sac.
Henri Michaux